27.4.07

(début de quelque chose de plus gros)


- Ça veut dire quoi Tearjerkers?
- C’est ce qui fait pleurer. Des chansons qui font pleurer.
- Sur vingt titres, y’en a juste trois qui n’ont pas le mot love dedans.
- Le soul avant Marvin Gaye, c’est juste de l’amour. Lui qui veut elle, lui qui laisse l’autre, l’autre qui pleure…
- C’est drôle.
- Elle qui laisse lui, lui qui revient avec l’autre, elle qui pleure. C’est à croire que les années soixante aux États-Unis sont une énorme peine d’amour.

Imagine ça une minute, une énorme peine d’amour. Tout Detroit, tout Chicago, tout Dallas en perpétuel heartbreak. Ça ne se limite pas au soul; le rock’n’roll, le jazz, le blues, le country – merde! le blues, le country! Une nation au complet qui vient de se faire crisser là. Des centaines d’hommes qui rentrent travailler les épaules basses, les mines atterrées, les mains molles. Leurs boîtes à lunch en alliage qui traînent par terre. Leurs vestons qui, à la taille, flottent au vent comme des drapeaux en berne. Des centaines de milliers d’os qui frappent le sol américain dans une batterie monotone, une chain-gang de dépressifs. Les femmes mangent leurs émotions. Les hommes boivent.

Imagine toute la première moitié du vingtième siècle américain comme une immense peine d’amour. La vraie Grande dépression. Personne n’aurait même songé à la prohibition. Les églises toujours remplies, mais plus silencieuses que jamais. Le gospel n’existe pas – parce que les chanteurs ont tellement de peine qu’ils perdent toujours le rythme. Ça devient des canons dissonants, une cacophonie d’évangiles. Les enfants jouent au baseball en silence. Ils mâchent leur gomme lentement, sans jamais laisser sortir une balloune. Ils frappent la balle mollement; et si l’un d’entre eux l’envoie de l’autre côté de la clôture, ce n’est pas plus excitant. On fait le tour des buts, on marque un point, on change le score au tableau, et c’est play ball à nouveau.

Dans les speakeasies, les juke joints, les pool rooms, les hommes boivent pinte après pinte des pires ales, sans jamais parler. Le blues est fort, omniprésent; il entre par les oreilles et sillonne les veines. Au Mississippi, si on devait prendre un échantillon de sang des habitants, noirs ou blancs; il serait constitué de trente-trois pour cent d’hémoglobine, trente-trois pour cent d’alcool, et trente-trois pour cent de Robert Johnson, Muddy Waters et Lightnin’ Hopkins. Des centaines de milliers de petits bluesmen qui frappent les parois de chaque capillaire, se réunissent dans les artères, et chantent jusqu’au cœur. Partout dans le Sud-Est des États-Unis, les gens sont traversés par des gémissements de bluesmen qui dictent leur rythme cardiaque. Le pouls de tout Memphis en rythme ternaire syncopé.

Dans les cafétérias partout dans le pays, les gens mangent en sapant, puis se tapent dessus pour avoir mangé en sapant, puis se rassoient et continuent à manger en sapant. À New York, dans Central Park, sur tous les bancs, à tout moment de la journée ou de la nuit, des gens poussent des soupirs en fixant le vide devant eux. Les chauffeurs d’autobus de Manhattan oublient la moitié des arrêts. Les gens se crient après dans les galeries de Greenwich Village, mais finissent toujours par se taire et pleurer devant un Stuart Davis, ou un De Kooning, ou même un Mel Ramos, tant qu’à y être. À Harlem, ça s’immole au quotidien. À Hollywood, quand on ne filme pas des ordures, on plante les caméras sur le boardwalk de Venice Beach et on zoome sur le Pacifique. Tous le cinéma hollywoodien est obsédé par cette ligne d’horizon traversant l’écran en plein centre. Et, une fois de temps en temps, le flanc d’un passant qui obstrue momentanément le regard de la caméra vers l’Ouest impalpable.

Franklin D. Roosevelt et Eisenhower finissent tous les deux par se pendre à un chandelier de l’Oval Office – chacun le sien. Kennedy meurt d’une overdose d’héroïne dans une ruelle de West Philadelphia.

Toute l’americana est peuplée de commis de banque accoudés de tout leur long sur les comptoirs des diners. À côté d’eux, des policiers qui boivent leur café noir sans sucre en silence, devant une pointe de tarte aux pommes grise et morne, et une boule de crème glacée à la vanille toute dure, sans vie, plastique. Imagine tout en noir et blanc. Ou pire, tout en gris. Les barbiers font tourner leur cylindre en noir, blanc et gris. Ça tourne, monotone, et on n’entend que le mécanisme de la patente jusqu’à ce que la porte du salon s’ouvre et fasse sonner la clochette; puis, c’est le mécanisme qui reprend. Des «G’morning, Bob.», des «Howdy, Jimmy.» déphasés, nonchalants.
Et Norman Rockwell est exilé à Cuba, où il peint des enfants fumant des cigares devant une affiche montrant Fidel et Che en habits carreautés rouge, jaune, bleu, multicolores, sur un terrain de golf. Derrière eux, il y a deux femmes qui ressemblent beaucoup à Jane Russel et Marilyn Monroe.

- T’es où là?
- Dans ma tête.
- Viens avec moi, j’ai besoin d'aide pour placer les livres.

2 commentaires:

Anonyme a dit...

nice will !
j'aime bien la fin et surtout l'allusion à Norman Rockwell.
c'est une découverte Tashen de la librairie, hein ?...
oli.

William a dit...

Norman Rockwell, je le connais depuis que j'ai 7 ans. Mon cartable de cartes de hockey avait son dessin des arbitres de baseball qui se demandent s'ils doivent annuler la game
à cause de la pluie. Mais il m'est revenu cette session-ci parce que j'm'en suis servi pour un travail.
Merci pour ton commentaire buddy. J'ai hâte de te voir, ça adonne pas ben ben ces temps-ci.