3.1.07

SAD DUCHESSE (fini)

Drink up, baby, look at the stars, I'll kiss you again
Between the bars where I'm seeing you there
With your hands in the air waiting to finally be caught
Elliott Smith


L’homme a les mains complètement trempées. Le faible lampadaire du stationnement rend tout jaune et brun. Il baisse la tête vers l’amas de chair qui bouge sous son genou. Une bouche qui était déjà croche – une bouche, un nez, des yeux, on ne l’appelait pas Cross-Side Kelly pour rien –, maintenant, entre les éclats de sang qui lui parcourent les joues, on dirait que l’homme sous son genou essaie d’avaler une tomate dans laquelle on aurait planté trois ou quatre dents. Tout enfle, saigne, pisse, gonfle ou crache dans son visage.

Une jambe qui plie à l’envers, les deux avant-bras cassés, une tige de métal dans le ventre, et un veston de cuir qui a maintenant l’air d’une peau de road kill; «T’es swell, mon Kelly.»

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- Merci.
- J’savais pas si tu voulais du sucre, de la crème ou du lait. J’en ai mis un peu de chaque.
- Un lait, deux sucres, mais c’pas grave. Le café ici goutte toujours le cul, anyway.
- Ils l’ont fait parler?
- Non, y’est ben fermé… T’as vu ses cicatrices?
- C’est clair que c’est lui.
- J’te gage cinquante piasses que Trudel le fait parler avant cinq heures.
- Cinq heures à matin ou cinq heures à soir?
- À matin.
- Cinquante piasses? You’re on.

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Elle arrive sur la scène à la fin de la chanson. Une merde latino-américaine recyclée pour les compilations Ce soir on danse ou Dance Mix 96. La Duchesse s’installe, l’air morose, les cheveux dans le visage, les mains sur les seins. Les lumières s’éteignent le temps que sa chanson commence. C’est Elliott Smith, Between The Bars. Une noirceur acoustique gratte doucement l’air boucané du bar. L’inquiétude dans le ton de Smith flotte à travers la salle, jusqu’au bouncer – les yeux rivés sur la scène. La trentaine de clients se tait en même temps. Dans le halo d’un néon mauve, sa silhouette reste immobile jusqu’au deuxième couplet. Puis ses hanches commencent. La Duchesse. Ses hanches, puis ses bras contre son corps. Elle est déjà complètement nue, intense comme si c’était le dernier strip-tease de sa vie. Comme si elle poussait son dernier cri, la bouche et les yeux fermés dans la douce musique qui envahit la salle.

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Ses bras pendent le long de son corps quand elle t’ouvre la porte. En quelques instants, son corps prend vie dans ta mémoire. Ses petits seins ronds, ses épaules légèrement tombantes; comment elle place ses pieds, un peu vers l’intérieur. Son visage s’allume. Tu t’efforces à ne pas perdre ton air dur, ton air brutal, ton air qui la rassure, qui la protège. Elle te saute au cou et t’embrasse longuement. Tu avais oublié ce qu’elle goûtait. Cinq ans à voir les mêmes quatre murs; son visage, son odeur, son goût avaient eu le temps de s’effacer. Tu fourres le papier sur lequel tu avais noté l’adresse dans ta poche. 3450 rue Jacques-Cartier, appartement 4. Tu poses tes mains sur sa taille. Et tu l’embrasses. Ton manteau trempé fait tomber des gouttes et des glaçons sur le plancher de linoléum. Le bruit de vos lèvres qui se pincent, mêlé à ceux de l’eau qui frappe le sol et de la pluie contre la porte d’entrée, font un drôle de rythme. Au loin, dehors, un bruit de klaxon s’étire.

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«Krrp. Krrlp.»

Kelly essaie de dire quelque chose. Famous last words, pense l’homme. Ses deux paupières sont fermées, mais il a quand même l’impression que Kelly le regarde. Il prend la crow-bar encore chaude et humide à côté, s’étire au-dessus de sa tête – chaque vertèbre de sa colonne émet un craquement qui lui envoie un frisson jusqu’aux pieds.

Il lui fend le crâne.

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J’ai un mal de tête qui a commencé quand j’suis entré ici et qui a pas l’air d’être près d’achever. Ça sert comme deux tôles contre mes tempes. Et pis toujours cette ostie d’impression d’avoir froid, comme un coup de vent constant qui me siffle dans la nuque. Nos draps ici sont tellement minces que la plupart des gars dorment habillés. C’est le froid du béton qui nous entoure, mais c’est aussi pour être prêts à sortir en vitesse. Et un peu pour ralentir les efforts d’une éventuelle visite nocturne. Se donner le temps d’être réveillé quand ils te mettent sur le ventre, pour t’enfiler leur bat sale dans l’cul. Être réveillé pour avoir une idée de la face de celui derrière. Pour s’assurer de pas démolir le mauvais gars, un mois plus tard.

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Il doit donner deux bons coups sur la crow-bar pour la déprendre. «T’as la tête dure, mon Kelly.» Il lance la barre une dizaine de pieds plus loin, devant le container. Cross-Side Kelly vient de traverser. Il est de l’autre côté maintenant.

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Ses mouvements sont lents et circulaires. Elle passe sa langue sur tes lèvres, son souffle chaud se cogne contre tes joues. Tu places tes mains sur ses fesses pour la guider. Elle est toute petite sur toi, chaude et douce. Bandé contre son bas-ventre, tu la soulèves le temps qu’elle t’enfile entre ses lèvres humides. Elle descend lentement sur toi, étirant le glissement jusqu’à temps que vos os soient parfaitement accotés. Un soupir en chœur. Elle tremble légèrement des cuisses. La pluie frappe maintenant la fenêtre presque perpendiculairement. Tu la laisses monter et descendre avec lenteur encore une fois; tout bien sentir, toucher à toutes les parois, aller au plus creux. Comme votre mouvement, le moment s’éternise et devient statique. Tu te sens durcir encore plus en elle. Tu lui mords les clavicules. Puis tu la prends. Agrippé à son cul, les doigts plantés dans sa chair, tu la tires vers toi, la repousses. Avec douceur au début, puis plus fort. Tu commences à donner des coups de bassin, au rythme des huits qu’elle trace sur toi. Elle gémit tranquillement, en te mordant la lèvre. Son souffle chaud et accéléré te flatte sous le nez jusqu’aux yeux, réchauffant tout ton visage avec son haleine mielleuse. Ses cheveux te chatouillent les tempes. Elle s’est ajustée au rythme. Tu enlèves tes mains de sur ses fesses, les monte vers son dos. Tu lui prends les seins et tu pousses doucement sa poitrine vers le haut. Tu la sens humide autour de toi, vos os se frottent et se cognent, amortis par sa chair douce et moelleuse. Ses soupirs, comme les tiens, sont de plus en plus bruyants, de plus en plus chauds. Tu la regardes danser sur toi quelques instants. Duchesse dansant baladi nuptial sur bruit de pluie contre fenêtre et de voitures en collision. Elle appuie contre ton abdomen avec ses mains, accélère la cadence, et tu t’enfiles toujours plus profond à chaque coup. Ses joues sont plaquées, la bouche entrouverte, les yeux fermés. Tu l’amènes contre toi, tu te retires et tu te places à genoux derrière elle. Gagné par un second souffle, tu la tires brusquement vers toi par les cavités que créent ses hanches pliées.

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Il entre par la porte arrière, il traverse le backstage et allume les néons de la toilette des hommes. Ses mains sont encore trempées et elles sont couvertes de sang. Il lève lentement les yeux vers le miroir. Il est lui-même complètement couvert de sang, et il a une coupure de quatre pouces dans le front. Il lui manque un morceau de cheveux, et c’est une plaque rouge vif qui le remplace. Il ouvre la bouche, pour s’apercevoir qu’il lui manque une dent en avant.

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- Chut!
- Quoi? Y s’passe quelque chose?
- J’pense qu’y’est en train d’y dire.
- Pourquoi ils chuchotent?
- Y’est quelle heure?
- Quatre heures et demie…tabarnac!
- Cinquante piasses.

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Quatre heures et demie du matin. Il s’assoit sur le bol de toilette, ferme les yeux deux minutes. Deux petites minutes de rien du tout. Juste pour se reposer les idées, il est drainé. Pensant à elle. Il vient de tuer un homme pour elle. Pour qu’elle ne souffre plus. Deux toutes petites minutes de rien du tout du tout.

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J’ai connu Julia Duchesneau à peu près en même temps que l’accident d’hélicoptère de Marie-Soleil Tougas. Je dis à peu près parce que ça se peut que j’aie sauté une année ou deux. Après les inondations au Saguenay, l’assassinat de JonBenét Ramsey et les Jeux Olympiques d’Atlanta. Avant la sortie du film Le Titanic et la guerre au Kosovo. En quelque part dans ces années-là. De toute façon, ce qui se passait dans l’actualité en-dehors de Cowansville, Granby et Bedford, on s’en crissait pas mal.

Je venais d’être engagé chez Paolo Topless. La semaine après que le gros Mike Coutu se soit pris deux balles dans la tête et une autre dans les couilles, pour avoir essayé d’embrasser une danseuse. Mon boss, Paul «Paolo» Trépanier, s’était ramassé avec les Bruns d’un côté qui enquêtaient sur le meurtre du plus gros dealer de coke de ce côté-ci de la 10; et les prochains en ligne pour gérer le trafic. Les premiers étaient violents et condescendants, ils ne se gênaient pas pour brasser les filles si elles dansaient trop croche. Et les autres étaient tout aussi violents, mais plus avec les clients qu’avec les filles.

Tout ce beau monde se rencontrait chez Paolo Topless. C’est pour ça qu’il m’a engagé. Pour ma grandeur, ma grosseur, et mes jointures puckées. Pour que je fasse le mur entre les bâtards qui se reniflaient trop le derrière. Entre ceux qui voulaient faire leur propre numéro de danse.

Aujourd’hui, je lève les yeux, tout ce que je vois c’est un mur de béton en face, et le gardien qui se fouille avidement dans le nez, comme s’il y avait perdu ses clefs. Je lève encore un peu, c’est une fenêtre qui laisse voir un ciel qui semble jamais changer. Toujours très clair, c’est à penser qu’on bat des records de météo.

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De la pluie pendant quelques heures, qui s’est transformée en verglas après la tombée du jour. Les branches des arbres deviennent des tubes de glace, l’écorce est vitrifiée. Tout s’affaisse et prend une lourdeur nouvelle. Tu avances sans lever les pieds, sur le trottoir glacé. Un peu plus loin, tu entends des voitures se rentrer dedans. Le son est très clair et sec, par-dessus celui de la pluie et des morceaux de glaçons qui s’écrasent sur le sol. Un crissement de pneus, un froissement de ferraille et enfin, un klaxon à perpétuité. Tu l’entends encore quand tu arrives devant sa porte. N’importe quelle autre journée, la température t’aurait vraiment fait chier. Mais aujourd’hui, c’est différent. Tu froisses la napkin sur laquelle elle t’avait écrit son adresse. Elle te répond en jeans, un t-shirt blanc et des bas de laine. Contente de te voir – gros sourire, câlin, french kiss. Tu prends une bière, elle un café. Cigarette.

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- Non, merci.
- De toute façon, c’était ma dernière.
- M’en câlisse. Quand est-ce que j’peux partir?
- Quand y va s’décider à leur dire c’qui s’est passé.
- Y s’est rien passé. Pis lui, y dira rien.
- Anyway, la fille a déjà tout dit.

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Tu entends toujours le klaxon quand elle te sert une deuxième bière. Elle s’assoit en indien à côté de toi, sur le divan. La télé est allumée, mais elle est muette. Météo-Média, moins quinze à Rouyn-Noranda, moins douze à Trois-Pistoles, moins quatre à Montréal. Ses petits cheveux brun foncé pendent de chaque côté de son visage quand elle prend des gorgées de son café. Dans la vapeur, ses joues rougissent et ses yeux deviennent tous vitreux. Elle sourit quand tu lui dis qu’elle est belle. Elle étend le bras et te laisse embrasser le bout de ses doigts – ou bien c’est elle qui te flatte les lèvres. Au loin, dehors, le klaxon persiste. Une bonne demi-heure déjà. Elle se lève pour mettre un disque.

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il la regarde jalousement du coin du bar, elle parle au bouncer – fuckin’ musclehead pea-brain pencil-dick shit-fuck-dickhead-fucker-damn-cocksucker – il cale son drink et quitte le bar – motherfuckin’ whore dick-pus holy shit-fuck – quand elle entre dans sa voiture à trois heures du matin, il est toujours dans la sienne, dans le stationnement – little tramp two-timin’ slut-whore fuck-shit-goddamn – il la suit jusque chez elle, attend qu’elle ouvre la porte d’entrée et part nerveusement vers elle, «Kelly? Is that you?»

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Deux fois par jour, ils nous sortent une télé pour qu’on voit les nouvelles. Ils parlent jamais de Cowansville, mais j’ai toujours espoir d’entendre parler de Julia, de Paolo ou de son bar. En même temps, j’me dis que c’est bon signe qu’on n’en parle pas. No news is good news. La télé nous calme, apparemment. Moi, ça m’enrage. J’vois des annonces de chars, des annonces de parcs, de forêts, de champs, de nature, pis ça m’enrage. Ici tout est gris, sauf nos chiennes qui sont jaune-orange. Pis ça sent le swing. J’ai peur d’avoir perdu tous mes souvenirs d’odeurs quand j’vais sortir d’ici.

J’ai peur de perdre tous mes souvenirs ici.

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il s’apprête à s’enfoncer en elle, elle est presque inconsciente couchée sur le ventre solidement assommée, ses seins son ventre et sa joue collent au plancher lisse et gelé de son corridor d’entrée, il s’active au-dessus d’elle et la remue en tirant sa tête par les cheveux – slut fuckin’ whore cocksucker bitch you’d like that huh? fuckin’ whore – elle le sent durcir contre elle comme un poing contre ses fesses, elle le sent suer sur elle, lui cracher ses injures dans le dos, elle retient son souffle

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Lentement, tu te glisses en elle, flattant le bas de son dos et ses fesses avec ta main. Elle pousse un petit gémissement qui te vient comme un encouragement. À nouveau, les premiers coups de bassin sont lents, comme les premières bouchées d’un gâteau, les premières gorgées d’un bon vin. On savoure, on goûte à tout. Puis, immanquablement, ça accélère. Tu lui serres les fesses, les écartes, tu t’enfonces profondément et elle suit en s’appuyant contre tes hanches. Vos respirations étouffent le son de la pluie et des voitures. Chacun de ses soupirs est accompagné d’un petit gémissement, à peine perceptible, amplifié par ta propre excitation. Après quelques coups, tu la sens pousser contre tes hanches férocement, elle jouit. Sa respiration coupe, elle tire sur la couverte, ses mains se crispent et son dos se couvre de frissons. Peu après, c’est toi qui jouis. Tu viens en elle et ça lui offre un petit regain d’excitation, elle accélère un peu, pour s’effondrer sur le ventre, complètement drainée, le visage tout plaqué. Tu te couches à ses côtés; la pluie revient, avec les voitures et leur klaxon, et leurs crissements de pneus. Elle te dit qu’elle t’aime. Tu fermes les yeux.

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Un petit deux minutes de rien du tout, pour respirer. Deux minutes et les policiers viendraient. La sirène se ferait entendre à deux kilomètres de distance entre des dizaines de bruits de klaxons et des crissements de pneus. Il les attendrait là, dans la toilette du bar, serrant ses poings, pensant à sa Duchesse.

1 commentaire:

olivier.nj a dit...

wooooououooooo
!!!!!!!!!!!!!
c'est bon bill
you got it will

on s'en reparle