2.8.06

JOSEPH ARROWSMITH ou LA CROISADE DE JOSEPH

- Du lin! Du fucking lin, tabarnac!

Joseph Arrowsmith gesticulait comme un preacher dans le salon, devant sa femme Line et ses deux enfants Claude-André et Marisol. Des gouttes de sa Budweiser volaient dans les airs et attiraient Jésus, le labrador octogénaire et pas tuable – littéralement; une fois il a survécu à trois bumpers de Winnebago en l’espace de trois semaines. Le premier bumper l’avait frappé durant le Festival Country et Western de Cowansville. Le deuxième était celui du voisin qui partait pour une semaine en Gaspésie. Et le troisième était celui du même voisin qui revenait de la Gaspésie. Mais on l’appelait Jésus avant les miracles.

Non c'est faux, on l’appelait pas.

Pendant trois ans le voisinage pensait que Joseph avait pris un virage gospel quand on l’entendait crier «Jeeesus! Come eat dinner, Jesus!» sur le perron en avant, à tous les soirs. Jésus venait quand on sifflait deux notes, sol et sol bémol – qui veulent sûrement dire «viens icitte» ou «Jé-sus» ou quelque chose dans le genre dans son petit langage dont le lexique comprend peut-être «bon chien», «assis», «couché», «non», pis c’est tout.

Mais quand Joseph Arrowsmith a placé ses bras vers le ciel et a renversé sa bière sur Jésus, cet après-midi humide et collant, la seule chose de religieux dans son discours, c’était la trinité de sacres qui accompagnait chaque mot. De quoi baptiser un autobus d’athées.

- Ostie, what’s next? Des fucking Birkenstocks tabarnac?
- Énerve-toi pas, c’est sûrement une joke. L’année passée, un des conseillers a essayé de faire passer une loi qui obligerait tout le monde à sauter sur une patte pour traverser la Principale. Ç’avait fait la première page du journal. T’en rappelles tu?

Une semaine avant, le conseil municipal avait organisé une assemblée extraordinaire pour discuter de tout ce qui se passait dans la ville. Depuis deux mois, on battait des records de chaleur à chaque jour : jamais vu à pareille date dans la région, jamais vu à pareille date nulle part ailleurs, ou jamais vu à pareille date «entre ici et le fucking soleil», comme le disait Joseph. Des 35° à dix heures du matin, des 37° à midi, dès la mi-mai. Les météorologues de Météo-Média et du gouvernement n’y comprenaient rien. À tous les midis t’avais l’annonceur météo de Radio-Canada qui se plaçait nerveusement devant son écran bleu, les cheveux qui volaient au vent de la fan dans le studio, et son front imbibé d’une sueur constante et abondante. Il se mettait à bégayer les prévisions avec un sourire en coin comme un clown à des funérailles. Dans l’espace des deux mois, ils en avaient congédié trois. Il devait se sentir comme un suppléant devant une classe de délinquants. Tu le voyais se tourner vers son tableau en hésitant un peu, comme s’il avait peur qu’un étudiant lui lance un couteau ou qu’une bataille éclate dans la classe. Comme de raison, une bataille a fini par éclater dans le studio un midi, après que le régisseur ait lancé sa tablette de papiers sur un caméraman. À la maison, on a seulement vu l’image bouger un peu et des papiers revoler, puis sont allés en pause. La chaleur frustrait bien des gens. Et les météorologues avaient probablement le pire siège dans la salle.

À Cowansville, comme partout ailleurs, les gens avaient les nerfs à vif. Les cols bleus avaient tellement chaud qu’ils travaillaient tous en bédaine. Et ça rendait les cols blancs jaloux, alors ils se sont mis à se présenter au travail en bédaine aussi. Bien vite, les fonctionnaires de l’hôtel de ville, torses-nus, remplissaient leurs rapports, brochaient leurs piles de papier, répondaient aux téléphones qui sonnaient de huit à cinq. Les citoyens engorgeaient les lignes pour se plaindre des cols bleus qui suaient partout où ils passaient et pour déplorer le paysage que ça offrait de voir des hommes au physique de l’emploi s’appuyer sur une pelle devant un nid-de-poule pour regarder une pépine conduite par un autre au physique de l’emploi – by the way, le physique de l’emploi c’est la lettre P. C’est un bonhomme qui a des petites cannes étroites et un ventre dont la protubérance, dont l’enflure crée l’effet d’une grossesse. C’est un grand mince qui cache un singe dans son chandail. Non, mieux encore, c’est une pomme sucrée sur un bâton. On pourrait dire la lettre D, mais il manquerait les jambes. Les jambes sont importantes parce qu’elles contrastent avec le ventre, le bedon; la grosse poche ronde qui doit renfermer de la graisse de baleine ou du Jell-o, et qui doit donner des méchantes éclipses quand on a le bon angle.

Donc les citoyens se plaignaient. Les jardins étaient secs, les épiceries avaient étiré leurs heures d’ouverture pour permettre aux gens de passer plus de temps dans les produits congelés. C’était comme si on avait tous déménagé au Maroc depuis deux mois.

Les conseillers avaient organisé une assemblée municipale extraordinaire pour discuter des mesures à prendre si la canicule persistait. Pour faire une histoire courte, parce qu’à la qualité et l’originalité des points soulevés y’aurait de quoi écrire un livre de jokes, on avait voté sur une loi qui obligeait tous les citoyens à porter des vêtements de lin. Le propriétaire du Mexx se frottait les mains en souriant dans le fond de la salle. Ils avaient pris quinze minutes pour vanter les qualités du lin; la légèreté, la souplesse, la fashionability.

- On va ressembler à un catalogue de Banana Republic, goddammit!

Depuis l’assemblée, Joseph tenait plus sur place. Line avait sorti tous leurs morceaux de lin. Elle allait se coudre des jupes, des pantalons trois quarts, se soumettre au règlement. Assise dans le salon devant son mari revendicateur, elle arrachait les étiquettes des vieilles vestes et des vieilles chemises qui dataient des dernières fêtes de famille. Joseph avait une lueur dans ses yeux qui rappelait à Line quand son mari s’était attaché à un présentoir de déodorant dans une pharmacie. On lui avait refusé le rabais de 30% parce que c’était son dixième qu’il achetait en une semaine. Le pharmacien avait fait venir la police, en disant que personne n’a besoin d’autant de déodorant. Joseph soutenait, avec de la bave et du rouge dans les yeux, que rien n’indiquait de limite d’achats par personne. Finalement, il s’est détaché lui-même après s’être fait une paper-cut sur les coupons-rabais collés au présentoir. Le pharmacien avait refusé de lui vendre des pansements.

- On trouve même un ami, my ass! On trouve des fucking dickheads, pis des osties d’crosseurs! You’re going down, drugman!

Cette fois-ci, il était en croisade contre le lin, contre toute l’industrie du lin et tous ses sous-produits, et contre les caves à l’hôtel de ville qui pensaient que le monde serait donc meilleur si on portait tous du lin. Guérir la famine, une chemise à motifs de palmiers, avec des boutons en liège durci, à la fois.

Le 24 mai, la journée où le règlement est entré en vigueur, Joseph est sorti tondre son gazon en jeans et en t-shirt. Les voisins partaient au travail en tuniques d’Arabes, en pantalons beiges et légers, et en chemises de hippies. Joseph suait comme un porc dans ses Lee Dungarees.

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