Clément Racine, t’es un ostie de crosseur. Tu nous prends pour des caves!
La trentaine de citoyens recule en même temps devant les trois agents et le petit homme échevelé qui branle ses poings dans les airs en gueulant une série d’obscénités au sujet du candidat à la mairie de Dunham, Clément Racine.
Ton fils suce des graines, crisse de chien sale.
Il y a quatre ans, la journée du vote avait eu lieu dans le sous-sol de l’église Saint-Pascal. Aujourd’hui, c’est à l’école la Clé-des-Champs. Une maudite chance, parce que le petit Dunnigan aurait authentifié son billet première classe pour l’Enfer s’il avait parlé comme ça devant monsieur le curé. Aujourd’hui, c’est par l’électronique qu’on vote. Je sais pas comment l’intrusion de Dunnigan va se faire sentir dans les résultats, mais chanter des insultes gratuites au sujet de la vie personnelle d’un candidat n’a jamais été vraiment vendeur. Au pire, ça va seulement confirmer la solide avance de mon oncle Clément, sur son adversaire, une petite jeunesse qui vient de finir son bacc en sciences politiques, la fille de Sylvie Fréchette la nageuse.
Les agents de la SQ traînent Dunnigan devant nous, tout maigre et tout petit, jusqu’à la sortie du gymnase. Il continue ses insultes jusque dehors. La controverse : mon oncle Clément Racine a un fils, Julien, qui est gai. Il a fait son coming-out devant tout le monde cet été, devant ses parents, tous les deux conseillers municipaux à temps partiel et propriétaires du plus grand vignoble de la région. Au Canard en Fête de Knowlton, Julien s’est pointé avec son chum, un asiatique de Brossard. Le gros de l’histoire c’est que Clément ne l’a pas pris, il a giflé son gars, a bousculé le Chinois, et, en prenant ma tante hystérique par l’avant-bras, est parti chez lui. Mon cousin Julien n’est jamais revenu à Dunham, ni à Knowlton.
Dunnigan, évidemment, n’est pas partisan de Clément Racine. Il est reconnu dans le village pour ses vieilles valeurs, qui comportent une bonne dose d’homophobie, mais sa haine envers Clément remonte à plus loin. Mon oncle avait organisé un party de la Saint-Jean dans son vignoble il y a cinq ans. Il avait invité toute la municipalité, avait fait installer trois grosses tentes de cirque dans sa cour avec trois gros grills, et avait réussi à obtenir une prestation de Gilles Vigneault, qui visitait souvent la région. Et Dieu sait qu’avoir Ti-Gilles à son party de la Saint-Jean, c’est comme avoir le Pape à son baptême ou Woody Allen à sa bar-mitsvah. Pour le party, Clément avait fait débloquer un budget spécial que la Ville réservait pour des situations particulières. Un budget qui souvent ne servait à rien, et qui se vidait mystérieusement à la fin de chaque campagne électorale.
La semaine avant le party, un employé de la voirie était entré en collision avec le tracteur de Dunnigan. L’employé, Fernand Ouimet, est très obèse, et il a de la misère à tourner complètement le volant de son camion. Ses bras sont trop courts. Le tracteur de Dunnigan était stationné devant son entrée de cour et Fernand, distrait, roulait sur l’accotement.
On pense par contre que Fernand n’était pas vraiment distrait, et qu’il a frappé le tracteur intentionnellement. Une semaine plus tôt, il avait surpris Dunnigan entre les jambes de sa femme, dans son garage. Mais ça, ça ne figure pas dans le rapport de la SQ.
Dunnigan réclamait un certain montant pour les dommages faits à son tracteur – une perte presque totale, sauf pour les cartes de joueuses de baseball sexy qui pendaient au bras de vitesse, qu’il a pu récupérer avant l’inspecteur des assurances. La somme était énorme, et le maire, Jocelyn Roy, n’avait pas pu payer complètement Dunnigan à cause d’un manque de fonds. Normalement, on aurait pigé dans le budget extra-spécial, mais on l’avait écoulé pour la location des tentes, des barbecues, l’achat des accessoires de party, l’embauche d’une équipe pyrotechnique pour les feux d’artifices. Et c’était l’ancienne équipe des feux de St. Alban’s, aux États. Le budget spécial avait été complètement défoncé.
Clément s’était aussi disputé avec la femme de Dunnigan au sujet du budget de la fête, et, emporté par le ton de l’engueulade, avait laissé s’échapper un commentaire sur les activités extra-conjugales de Dunnigan. Apparemment, elle était la seule de la région à ne pas savoir encore que son mari la trompait dans trois municipalités différentes. Line Ouimet à Dunham, Darcy Turcotte à West-Brome, et Debby Turcotte, la sœur de l’autre, à Bedford. Tout ça avait engendré, dans les mois qui avaient suivis, un long divorce pénible et disgracieux chez les Dunnigan.
Et comme de raison, une erreur de la secrétaire de mon oncle avait fait en sorte que Dunnigan ne figurait pas sur la liste des citoyens pour les invitations au party de la Saint-Jean. Il faut dire que ses terres chevauchent les limites de Dunham et de Frelighsburg. Ça causait beaucoup de confusion dans les deux hôtels de ville, Dunnigan était souvent invité à deux assemblées. Il avait mensuellement deux occasions pour chialer. Il n’avait donc pas pu assister au party qu’il avait financé, en partie.
Le soir de la Saint-Jean, Dunnigan avait fait monter ses enfants sur le toit pour voir les feux d’artifices chez Clément, de l’autre côté de la petite vallée. Il n’avait pas pu dormir avant trois heures du matin à cause de la musique qui traversait le rang Miltimore.
Mon oncle Clément a endetté, insulté et divorcé Dunnigan en moins d’une semaine. C’est du moins les arguments que j’ai pu rassembler dans le discours de sacres et d’insultes que nous a offert Dunnigan tout à l’heure. Les policiers l’ont emmené assez loin maintenant pour ne pas déranger les gens qui attendent pour voter. Dans la file, les deux plus vieilles femmes de la ville ne comprennent pas ce qui vient de se passer, madame Doris a l’air triste. L’autre, j’ai oublié son nom, fait des signes de non avec sa tête et a l’air de dire à peu près la même chose. Lise, la mère de ma blonde, quitte sa place à l’avant de la file pour aller leur parler. En avant, mon parrain Gilles parle avec Clément. Ils rient un peu, mais Clément est rouge. Dunnigan l’a gêné, c’est une première. Clément Racine est l’homme le plus arrogant de la planète. Et, sur son propre terrain, il est intouchable. Que Dunnigan l’ait fait rougir comme ça, c’est inhabituel. Même très étrange.
Juste quand la bénévole du bureau des élections me fait signe d’avancer, je me retourne et, du coup, je comprends ce qui faisait rougir mon oncle Clément. C’est Julien. Pendant que je regardais les vieilles, il était entré dans le gymnase avec un autre chum, haïtien cette fois-ci, et s’était installé au bout de la ligne, pour voter. Je salue Julien en avançant, Clément est encore figé quand je passe devant lui.
Après avoir enregistré mon vote sur les machines électroniques, je m’arrête devant Julien. Il me présente Fred, son copain – un mot propre pour dire qu’ils couchent ensemble. Il me parle de ce qu’il fait ces temps-ci, à Montréal. Il travaille dans une agence de voyages. Il a le teint très bronzé, presque autant que Fred, et on dirait que les deux se sont échappé la bouteille de Ralph Lauren dans le cou. L’Aqua Velva de monsieur Foster, à côté, est devenu presque agréable.
En l’écoutant, je vois Clément du coin de l’œil qui reste encore figé à l’avant de la ligne. Il sourit, mais ça n’a rien de sincère. La file est maintenant complètement silencieuse. On entend juste Julien qui me parle de sa vie de Montréalais branché, jusqu’à ce que derrière, à quelques mètres de nous, on entende la porte s’ouvrir à nouveau. C’est Dunnigan qui rapplique.
Racine crisse qu’est-ce tu fais icitte?
Julien se retourne. Dunnigan charge son douze. Il le pointe vers nous. La première balle frappe Fred dans la cuisse. Il s’étend par terre, la charge a arraché une partie de sa cuisse comme une morsure de requin. La file s’est dispersée partout dans le gymnase. Monsieur Foster est sur le sol, les mains sur la tête. Lise court vers moi. Mon parrain Gilles court vers Dunnigan les bras en avant, la tête baissée. Julien lâche un cri qui résonne presque autant que le coup de fusil. Clément, encore immobile, se fait ramasser par Jacques Mongeau, qui travaillait pour lui pendant la campagne. Même au sol, sa face reste immobile. Il fixe Julien.
Avant que Gilles n’ait le temps de l’attraper, Dunnigan tire sa deuxième charge. Cette fois-ci la détonation est moins évidente entre les cris et l’écho du gymnase. En même temps que Lise me pousse par terre, Gilles rejoint Dunnigan et lui pète la tête sur le cadre de la porte. Dunnigan tombe aussitôt, et perd connaissance.
La deuxième charge a frappé Julien droit dans le ventre. Il est sur le sol, à côté de Fred qui tremble de partout maintenant et qui doit regretter son trip à la campagne. Julien tourne la tête vers moi, puis vers son père qui est couché à une quinzaine de mètres, les yeux grand ouverts. Julien essaie de parler, mais, à la place, il tousse du sang. Je vais vers lui, en même temps que tout le monde autour. On forme maintenant un cercle autour de Fred et Julien. Lise et Gilles essaient d’appliquer le peu de premiers soins qu’ils connaissent. Jacques Mongeau est parti appeler l’ambulance, qui doit partir de Cowansville, donc qui ne sera pas ici avant un bon vingt minutes.
Clément reste en arrière, debout maintenant. Julien ne le lâche pas des yeux. Il tousse et essaie de dire quelque chose. Lise lui dit d’arrêter d’essayer de parler. Il finit par perdre connaissance. Pendant que Lise et Gilles s’activent pour le réanimer, mon oncle Clément se retourne et s’assoit sur une table où il y a les machines à votes.
***
Julien est mort avant que les ambulanciers ne puissent faire quoi que ce soit, Fred a survécu mais a failli perdre sa jambe. Dunnigan est en tôle. Et mon oncle Clément a gagné ses élections.
En tout cas, mon vote à moi est allé à la petite Fréchette. La fille de la nageuse synchronisée. Il est temps que les potins se renouvèlent un peu dans le village.
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