11.1.06

Bird Shit

À deux heures de l’après-midi, j’arrive à l’aéroport de Burlington. L’avion de Frank atterrit dans une demie heure. Je m’installe dans un des gros sofas en cuir devant un écran donnant les arrivées et les départs. Il pleut dehors, mais le vol n’affiche pas de retard. Frank et sa famille, ma tante et mes cousins, arrivent de Miami. Ils sont partis et reviennent à Burlington parce qu’on est à quarante-cinq minutes à partir de Bedford et parce que les billets d’Air Canada sont le double du prix. Les Vermonters dans la grande pièce me regardent. Ils ont l’air de savoir que je viens du Québec. On doit avoir quelque chose de spécial pour qu’à chaque fois que je sors du pays, les habitants reconnaissent d’où je viens. Aujourd’hui, faut dire, c’est peut-être mon chandail Molson Ex qui a vendu la mèche. La bière canadienne est populaire en Nouvelle-Angleterre.

Je prend une valise dans les mains de Frank. Mes cousins de dix et douze ans, pré-pubères et gossants, sourient deux secondes et partent vers la sortie. Frank et ma tante Angèle, les deux portant des paréos dans les mêmes tons, me disent que les deux semaines de plus qu’ils ont ajoutées à leur séjour initial d’un mois n’étaient pas de trop. Le soleil n’a pas arrêté de briller, une seule journée de pluie, les plages étaient presque désertes. Ma tante Angèle n’a jamais parue aussi mince, et aussi brune. On embarque dans leur van que j’ai conduite jusqu’ici. Frank me demande de chauffer. Il est brûlé. Son teint rougeâtre, ses feux sauvages, me convainquent qu’il s’est payé un bon coup de soleil Fort-Lauderdale-style. Il a l’air d’un gros homard avec sa moustache touffue et son paréo orangé.

On traverse la frontière à Philipsburg, la douanière demande d’où on vient, d’où on arrive. Tout le monde dans l’auto dort. Je lui dis que j’arrive de Burlington pour chercher Frank et sa famille qui arrivent de Floride. On habite tous à Bedford, sur le rang Dutch. Combien de temps ils sont restés là : Un mois et demie. S’ils ont ramené de la nourriture, des produits alcoolisés, des animaux, insectes, organismes quelconques : Non, à part les deux préadolescents en arrière, mais eux, ça fait douze ans qu’ils les traînent, et avant, ils n’étaient pas comme ça. Rien à déclarer : Un énorme feu sauvage, des sandales en plastique cheap et deux paréos monstrueux. C’est beau, bonne journée.

Je gaze à Saint-Armand avant de prendre le rang Dutch jusque chez Frank. Il a arrêté de pleuvoir. Les vaches de Leboeuf sortent de leur abri de tôle. Frank se réveille juste quand j’entre dans la cour de gravelle. J’ouvre la porte du garage avec le bouton sur le tableau de bord. Frank, Angèle, Simon et Sam sortent de la van. Prennent leurs valises, entrent dans la maison. Personne parle sauf Frank qui me demande si les gars de Leboeuf ont fait ce qu’il leur avait demandé. Je lui dit qu’ils sont venus à chaque matin faire le train, qu’ils prenaient un peu de temps à venir le soir. Frank a l’air content, il monte dans sa chambre enlever son paréo et redescend dans les jeans et le t-shirt habituels, qui lui ressemblent un peu plus. On s’habitue mal à voir son oncle déguisé en danseuse de hula. J’imagine qu’il y en a beaucoup qui doivent ou qui ont dû vivre avec un membre de la famille qui aime un peu trop les vêtements de sa femme, mais avec mon oncle Frank ça serait impossible. Sa moustache, son poil, ses mains, ses gaz, il est à une banane près d’être un primate. Angèle défait les valises de tout le monde, part une brassée de lavage, et descend dans la cave pour chercher un morceau de viande à dégeler pour souper.

Frank me prend par le bras et me tend une bouteille de Brandy qu’il m’a acheté au Duty-Free. On part vers la grange. À mi-chemin dans la cour boueuse mais encore enneigée, Angèle nous crie de revenir dans la maison. Frank lui fait signe d’attendre. Il lui dit qu’on revient dans cinq minutes. Angèle crie.

La viande!
Quoi la viande? Dans cave!

Frank soupire, me regarde, roule ses yeux et fait demi-tour.

Non, Frank. On n’a plus de viande.
Comment?
On n’a plus de viande. Volée.

Mes parents habitent à Granby. L’année passée, ils sont partis en Europe pendant un mois. Ils ont visité Paris, Bruxelles, Bruges. Ils ont fait le tour du Mont Blanc. À leur retour, ils sont rentrés dans leur maison pour constater qu’ils s’étaient fait cambrioler. Les cadres de ma mère étaient sur les planchers, les meubles étaient tout à l’envers. Les voleurs avaient pris les deux télés, l’ordinateur, la chaîne stéréo, les cd, le micro-ondes. Ils étaient passés à travers tous les tiroirs de la maison. Ce soir-là, après avoir rempli le rapport des policiers, et après avoir avisé leur compagnie d’assurances, solidement démoralisés, mes parents ont pu manger un bon steak, assis entre les cadres et les photos de familles éparpillées sur le tapis du salon. Les voleurs n’ont pas pensé voler la viande dans le congélateur de la cave.

Faut croire que sur le rang Dutch, à Bedford, à moins d’une heure de Granby, de Burlington, de Montréal, les voleurs n’ont pas les mêmes priorités. On arrive dans la cave à moitié finie, Angèle me suit, je suis Frank. Il ouvre un des gros congélateurs où il garde la viande, qu’il vend à tous les voisins et à toute la famille. Plus rien. Il ouvre l’autre congélateur, vide aussi.

Tabarnac.

Frank se mord le feu sauvage en passant devant Angèle et moi. Il monte au salon. On monte derrière lui. Il ouvre l’armoire en-dessous de la télé, devant les deux autres qui vedgent devant The Price is Right. Frank sort une boîte de métal de la grosseur d’un coffre à outil. Je connais cette boîte. Angèle la connaît aussi, elle se met les mains sur le front. Je me souviens de cette boîte quand le plus vieux chien de la ferme, Doug, est tombé malade. J’avais dix ans. Frank a sorti la boîte, a emmené le chien derrière la grange, a creusé un trou là-bas avec son tracteur. Et le lendemain, Simon et Sam avaient un nouveau tas de terre pour jouer. On n’a plus revu Doug.

Ça c’est Leboeuf. Gages-tu?
Tu peux pas dire ça, Frank.
Gages-tu qu’on va dans sa cave et qu’on trouve toute notre viande?
J’appelle la police, reste ici Frank.

Angèle part appeler la police. Frank tremble sur le divan, la boîte de métal sur ses cuisses. D’un coup le primate est devenu Cro-Magnon, prêt à assommer le prochain qui essaiera de lui voler son gibier.

Deux agents de la SQ arrivent vingt minutes plus tard. Ils sont nouveaux dans la région. Deux jeunes de la ville. Le plus grand a un air condescendant, plus condescendant que celui qui est préalable à l’embauche. L’autre est plus sympathique. Ils pratiquent leur routine good cop bad cop. Quand Angèle leur explique qu’on a volé toute leur viande pendant qu’ils étaient en vacances en Floride, les deux policiers étouffent un rire. Frank, déjà rouge, devient bourgogne. On est tous dans le salon, il est assis sur le divan, la boîte toujours sur ses cuisses. Bob Barker, à la télé, gueule. A brand new car.

Les policiers remplissent un rapport, sur leur pad à rapports. On voit rien de ce qu’ils écrivent, mon oncle Frank signe en bas à droite. Angèle commande une pizza. Moi, je décide de les laisser à leur drame familial, je rentre à mon appartement. En arrivant, je vérifie le frigo. Tout est là. Mes Toaster Strudels, mes côtelettes, mes saucisses Merguez. Je pars au salon, la télé est là aussi. Je l’ouvre, Bob est encore là aussi. Je m’assois un peu et je contemple le deuxième Showcase, qui inclut un voyage en Floride, un Sea-Doo sur son trailer, un équipement de plongée, et un pick-up Ford, pour tirer le Sea-Doo. Brigit – Bob prononce Bird Shit – la grosse femme du Mississippi qui porte un t-shirt qui ressemble plus à un abri tempo, participante au Showcase, se met à pleurer.

What do you bid for this Showcase, Bird Shit?
I don’t know Bob, I just don’t know.
You have to bid, now.
Fifty-five thousand Bob.
Thank you Bird Shit.

Finalement, elle a perdu, l’autre participant l’a battue. Dans la trentaine de personnes affolées qui ruent la scène pour célébrer avec le gagnant, Bird Shit se mêle en pleurant.

1 commentaire:

une plume sur le sable a dit...

J'ai vraiment beaucoup aimé ton histoire. Par contre on reste sur sa faim, si j'ose m'exprimer ainsi: est-ce que le tonton a retrouvé sa bidoche congelée?