Suzy, Suzy Q est morte. Était beige et brune, la peau toute lisse, toute propre. Maintenant, est verte, jaune et rouge et beige et brune. Une badluck. Comme eux en-dessous du viaduc de la 19. Un moment donné, tu meurs, c’est tout. Cherche pas, t’es mort. Était badluckée, c’est tout. Ça arrive. Comme quand mon oncle Claude a frappé Claude Junior. Son cocker spaniel. Il reculait le char dans sa cour – Claude, pas Claude Junior. Il regardait pas trop en arrière. Ça arrive, ces choses-là. Pas de honte là-dedans. Ma tante Carole dit tout le temps qu’un accident, c’est vite arrivé. En claquant des doigts, qu’elle dit. Ben oui. Des accidents, ça se passe de-même. Ils ont enterré Claude Junior, ils se sont acheté un schnauzer qui s’appelle Carol, pas de e. Pis on n’en parle pu. Mort et enterré, comme on dit. Ils sont vite passés à autre chose. C’est un chien. C’est tout. Accouche, qu’on baptise, comme on dit. Life goes on, qu’ils disent. Mais, Suzy est morte. J’ai vérifié son respire. Non. J’ai vérifié son pouls. Non plus. Est morte. C’est tout.
L’œil s’ouvre sur une matinée claire du mois de juillet, zoom sur la maison de brique au fond de la cour. Un acre et demi de foin, de ferraille et de pissenlits; et un étang en plein centre. On avance sous les branches de saule, entre les poteaux de balançoire, jusqu’à une fenêtre de chambre à coucher. L’air est encore frais, encore humide. Et la chaleur à venir s’annonce dans les rayons de poussière et de pollen, qui assèchent déjà la peinture craquelée du cadre de la fenêtre. Par celle-ci, on voit une silhouette se tracer devant une commode et un miroir. Changement de plan, on est dans la chambre. Devant la silhouette, qui est maintenant un homme. Calvitie, strabisme, psoriasis. Il porte une camisole, faite à partir d’un t-shirt dont on aurait coupé les manches. «Fini de travailler, vive le motorisé!» Il a les cheveux – le peu qu’il lui reste – gras et châtains, peignés à la verticale autour de ses oreilles. Il porte un pantalon de coton trop court, dont les élastiques étranglent des chevilles enflées, juste en-dessous de ses mollets. Donnons-lui une trentaine d’années, même si ses gestes s’approchent plus de ceux d’un garçon de cinq ou six ans. Gauches, brusques, mais qui laissent soupçonner une intention de délicatesse. Un gros bébé poilu, gras et l’air absent. Sur le lit derrière lui, un tas de couvertes laisse croire qu’une personne y est encore couchée, sous les draps.
Arrêter le tracteur après avoir fini en avant de la cour – je ferai le reste après midi. Ramasser ses jambes, sa tête, rentrer sa langue. Trouver une boîte dans la remise, pour mettre ses morceaux. Ça pue le p’tit Jésus. C’est à cause du gaz. Suzy est morte, mais c’est pas la fin du monde. C’est pas de ma faute. Je suis pas méchant, je suis pas fâché. Un accident. C’est tout. Là, faut ramasser. Quand on va à toilette, on reste pas là à regarder ce qu’on vient de mettre dedans. Un moment donné, faut flusher. C’est tout. That’s it that’s all, comme ils disent. J’suis pas triste. C’est pas de ma faute. C’est comme quand le fou est entré dans la Caisse Pop. Non, plus comme quand l’avion de Marie-Soleil s’est écrasé. Un ac-ci-dent. Ils le disaient à tévé. Pas personne qui a été chicané. Le fou de la Caisse Pop, lui, s’est pas fait chicaner parce qu’il est mort avant. Mais, moi j’ai pas fait exiprès pour la tuer, Suzy. Je l’ai mêgne pas tuée. Juste passé dessus. Pis est morte. C’est tout. Pas de mal là-dedans. Je suis pas méchant.
On le suit dans la cuisine. Une pyramide de chaudrons, de verres opaques et d’assiettes tachées de ketchup, de moutarde, de sauce brune, attirent une douzaine de mouches. Elles s’agitent quand il entre dans la pièce. L’air est poussiéreux. Quelques rayons de lumière percent le drap couvrant la fenêtre, comme des bouts de ciel dans une caverne. Comme des doigts de clarté au fond d’une swompe. Changement de plan : zoom sur le bol de gruau qu’il se prépare. On change à nouveau : Les mouches qui se posent sur son dos, et qui grimpent jusqu'à sa nuque, ses oreilles, tétant le gras sur ses cheveux. Retour au bol de gruau. Il le remplit de lait, et y verse la moitié de la bouteille de sirop de poteau.
Je lui ai roulé dessus. Je l’ai pas vue. C’était à elle à pas se coucher sur l’herbe de-mêgne. Peut-être qu’elle voulait se faire bronzer. Mais était déjà pas mal brune. Fait chaud en plus. J’pourrais peut-être aller me baigner dans l’étang. Non non, ramasser Suzy avant. Ramasser ses morceaux. Les mettre dans une boîte. Je regardais en arrière, parce que les oiseaux dans le saule faisaient du bruit. Deux secondes d’inattention, regarde ce que ç’a fait. En plus, les oiseaux, c’étaient rien que des corneilles. On en a plein autour de l’étang. Font toujours du bruit. Un accident, c’est très, très vite arrivé. Le gazon était tellement rendu long qu’il a fallu que j’arrête le tracteur trois fois pour aiguiser les lames, ou pour déprendre des bouts de fouettes. Mon oncle Claude les aiguise jamais, qu’il dit. Il reste en ville. Là-bas, le gazon pousse pas assez vite pour maganer ses lames de tondeuse. Ici, je sais mêgne pas si c’est du gazon ou du foin ou des grands fouettes. Pis ça pousse vite en p’tit Jésus. Je met pas d’engrais, sans ça on verrait pas la maison. De toute façon, mon oncle Claude, il en a presque pas de gazon. Claude Junior pissait trop partout. La bouffe qu’ils lui donnaient faisait que sa pisse faisait fondre le gazon. Quelque chose comme ça, en tout cas. Mais là, Suzy Q est morte. Faut la ramasser, avant que les corneilles viennent.
Par-dessus son épaule, on le suit jusqu’à la salle de bain. Changement de plan : la cour qui commence à s’animer dans le soleil du matin. Des insectes tout blancs volent autour de l’étang, sur lequel se forment des anneaux spontanés. Les perchaudes s’activent. On balaie le marécage, vers la remise. La porte est ouverte. Il en sort et traverse l’entrée en gravier avec un morceau de viande crue dans la main, vers l’étang. À la hauteur de ses hanches, on voit maintenant le sang couler entre ses doigts, sur le sol et sur son pantalon. Un close-up de son visage : il porte une casquette, et ses paupières s’étirent et s’ouvrent par sursauts, puis se referment plus lentement. C’est comme s’il essayait constamment de focusser sur quelque chose qui est trop près. Un zoom perpétuel sur quelque chose qui le dépasse; comme derrière ses yeux – dans sa tête, peut-être. Une goutte de morve pend à son nez. Il passe sa main et l’essuie avec ses doigts, un après l’autre. Il tient sa main devant son visage quelques instants, pour regarder les filets de morve entre ses doigts. On s’avance dans son œil droit, bientôt sa pupille nous enveloppe.
J’ai entendu ses os casser. Ç’a fait comme quand je roule sur une roche ou une branche de saule. CRAC! Tout de suite, j’ai arrêté le moteur. Le tracteur a presque pas levé. Elle aurait pas pu m’entendre, était sourde. Depuis que Mario a fait péter des pétards juste à côté d’elle, à la Saint-Jean, pour lui faire peur. Comme de raison, elle a eu peur, elle s’est rentrée la tête entre les épaules. J’ai donné de la marde à Mario. Je lui ai dit Mario! mon Mario à marde! tu le sais qu’est peureuse! Lui, il a dit C’t’une farce! c’t’une farce! Laisse-donc faire avec tes farces. Là, Suzy est morte, pis elle m’a mêgne pas entendu, à cause de lui. Mais c’est pas si grave que ça, hen? Est morte, mais elle le sait pas. C’est comme on dit, ce qu’on sait pas, ça fait pas mal. Pis c’est pas de ma faute, était sourde. Les oiseaux faisaient du bruit. Assez pour que j’entende par-dessus le moteur. J’ai regardé, deux secondes. CRAC! Je me demande si c’est sa tête ou ses petites pattes que j’ai pognés en premier. Le reste a suivi. C’est comme ça que ça marche des lames de tondeuse. Ça tire pis ça recrache tout en morceaux. Fait tellement chaud. Je vais aller me baigner avant de ramasser. Pis ça, si les corneilles mangent Suzy? Fait trop chaud pour travailler. Un moment donné, tu meurs, pis c’est tout. Après, c’est soit que tu deviens de la bouffe pour les larves de fourmis, de l’engrais pour les pissenlits, ou de la bouffe à corneilles. Pas de différence. Pis, de toute façon, c’était rien qu’un accident. Je suis pas méchant.
Son œil s’ouvre sur l’étang, on voit maintenant ce qu’il voit. L’œil descend vers le bord où on se tient. À nos pieds, une énorme tortue brune attrape le morceau de viande crue qu’on lui lance. La tortue avale tout d’un coup. Elle est brune et beige. Et entre un tas d’algues encore humides, sur sa carapace, on lit «Suzy Q» en plusieurs traits – comme si l’on avait passé plusieurs fois sur chacune des lettres – gravés par un enfant de cinq ou six ans.
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