Traduction libre d’un article de Roy Ashworthy
publié dans le Westmount Reporter le 9 mai 1998
Les deux seules waitress siamoises sur la Terre se trouvent dans les Cantons-de-l’Est, à dix minutes de Granby. Lina et Diane Roberge travaillent à la Cantine 112 de Sainte-Cécile-de-Milton depuis son ouverture en 1987. Sur la photo accrochée à un des murs de la toilette, on les voit tenir le même cabaret, avec l’enseigne de la cantine – trois saucisses à hot-dogs formant un gros «112» en néons – qui est en train d’être installée devant la roulotte. Elles sont nées avec le même auriculaire. Collées par le petit doigt.
Lina dit que c’est parce qu’on faisait un vœux avant de sortir du ventre de notre mère, pis que c’est moi qui voulais pas la lâcher.
Depuis deux semaines je dîne à la Cantine 112 avec un lot de truckers et de jobbers – de quoi faire bander un vendeur de culottes Big Bill – qui mâchent à peu près pas leur bouffe et encore moins leurs mots. J’entre vers onze heures et quart, j’enlève mon jacket et je prends une place au comptoir sur les bancs en aluminium chromé.
Sainte-Cécile-de-Milton doit être la ville la moins bien définie des Cantons-de-l’Est. Le genre de village que tu traverses d’une limite à l’autre avant d’avoir fini de prononcer le nom au complet. Comme Saint-Cyrille-de-Wendover, ou n’importe quel autre Saint-Quelque-chose-de-Quelque-chose-d’autre; des noms de villages qui deviendront jamais des noms de grandes métropoles. En provenance de Montréal, on passe normalement à Sainte-Cécile par la 112, entre Saint-Paul-d’Abbotsford et Granby. On y voit d’abord le Camping Tropicana et le mini-putt avec une grande chute artificielle, puis c’est le Golf Granby Saint-Paul, et après une série de garages qui ont plus l’air de petites granges dans des mini-cours à scrap, on arrive à la Cantine 112.
Cecilia Faustyna Kowalska, ou Sainte-Cécile, a vécu en Pologne au 18ème siècle. Employée dans une boucherie de Varsovie, Cecilia a reçu des stigmates pendant qu’elle préparait une énorme commande de saucisses pour un orphelinat touché par une épidémie de ce qu’on appelait « l’enflure gitane ». Elle s’est mise à saigner spontanément des mains et du front juste au-dessus de son moulin à viande. On raconte que les saucisses servies à cet orphelinat ont été tachées par le sang des stigmates et qu’au bout d’une semaine, plus de la moitié des enfants malades ont été guéris. Pendant les quinze années qui ont suivi, Cécile aurait eu des visites spirituelles bimensuelles, toujours sous la forme de stigmates. Des centaines de malades venaient la voir pour boire du sang qui coulait de ses mains et de son front. Ils guérissaient presque tous quelques jours après.
Sainte-Cécile est morte à l’âge de 33 ans, assommée sur le trottoir par une pierre qu’un ouvrier aurait échappée du troisième étage de son immeuble.
La première fois que je suis entré dans la Cantine 112, il était midi et la place était remplie. J’ai dû attendre un bon quinze minutes avant de m’asseoir. Des dizaines d’hommes, et quelques femmes, brassaient leurs assiettes, buvaient leurs cafés, faisaient clinquer leurs ustensiles sur des bols à soupe. Ça toussait et ça jasait de job, de trucks, de set de ratchets. Dans le coin des fumeurs j’ai entendu un homme lâcher un gros « Tabarnac » gras et rauque après qu’il ait renversé son café sur sa Voix de l’Est, un journal de Granby. La femme devant lui s’est même pas arrêtée de parler. Elle contait ce qui était arrivé à sa nièce quand elle était allée dans le Sud. Une histoire de bagages perdus, de douanier cleptomane et de stress gastrique.
J’ai rencontré Lina et Diane ce jour-là. Je les ai vues passer collées dans l’allée devant le comptoir et j’ai pensé que c’était une blague. Que les deux étaient arrivées à un bout de l’allée en même temps et au lieu d’en laisser passer une ou l’autre, avaient décidé de traverser ensemble. Je trouvais ça drôle – rien d’hilarant, mais j’ai lancé un petit sourire rieur, comme si je participais à la blague qu’elles se faisaient entre elles.
«C’est toujours de-même le vendredi. À onze heures y’a pas un chat dans place, pis à midi ben t’as du monde qui faut qu’y mangent deboute. Merci de votre patience.»
Puis je les ai vues passer de l’autre côté du comptoir toujours collées. Les deux sont allées à la cafetière. Une a ramassé une tasse sur l’étagère, l’autre y a versé du café. Et les deux avaient la main dans la même poche du tablier de celle qui versait le café – je sais plus si c’était Lina ou Diane. Au-dessus de son épaule, une des deux a remarqué que je les fixais.
«S’ra pas long, monsieur. J’ai une place qui se libère en avant. Deux p’tites minutes.»
En attendant je suis allé me laver les mains à la toilette. C’est là que j’ai vu le cadre avec la photo de la cantine et les deux waitress. J’ai penché la tête par le cadre de porte, vers la cuisine, et là j’ai compris qu’elles étaient des sœurs siamoises.
Sur le mur derrière le comptoir, on peut lire tous les articles de faits divers, des cahiers tourisme, des sections insolites de différents journaux qui mentionnent les jumelles. Un des quotidiens de Montréal remporte vraiment la palme avec sa douzaine d’articles différents, dont un qui porte plus sur la poutine de la Cantine 112 que sur les siamoises. Il y a même un article dans le New York Times et une mention dans le Figaro.
Cette journée-là, je suis resté après le rush du lunch par curiosité. Je me suis assis plus près de la caisse et j’ai commencé ce qui allait devenir un petit rituel de début d’après-midi. Deux refills de café, un dessert du jour que je téterais très lentement, et un petit cahier de notes, en commençant par des observations physiques.
Lina est la plus belle des deux. D’ailleurs, je suis pas sûr si c’est Lina qui est belle, ou si c’est plus Diane qui est très laide. Pas surprenant qu’elle ait voulu rester collée. On dirait une Dominique Michelle macrocéphale avec les jambes d’un âne. La seule belle partie du corps de Diane est le petit doigt qu’elle partage avec sa sœur. En revanche, elle est vraiment plus intelligente. Quoique, encore ici, c’est pas évident de savoir si c’est Diane qui est brillante ou si c’est l’autre qui est une nouille. Diane a fini son secondaire. Lina a tout juste son secondaire trois, et elle a les aptitudes mentales d’une armoire en mélamine.
Moi j’pense que c’est les spermatozoïdes de notre père qui étaient siamois, c’est pour ça qu’on l’est maintenant.
Après trois jours, je me suis aperçu que Diane était droitière et Lina, gauchère. Et la main droite de Diane est collée par le petit doigt à la gauche de Lina. Donc elles sont liées par leurs mains fortes respectives. Ça veut dire qu’elles te font une saleté de hand-job, mais pour tout le reste, c’est un peu plus compliqué que les autres siamois.
Un des articles sur le mur derrière le comptoir dit en grosses lettres, par-dessus une photo des sœurs jumelles : « Elles partagent un petit doigt et servent les meilleures frites de Sainte-Cécile à Saint-Basile. » C’est vrai que les frites sont excellentes, mais au bout d’une semaine, t’en viens aussi à comprendre que c’est vraiment le seul item du menu de la Cantine 112 qui te laisse pas douteux quant à la liste d’ingrédients. L’arrière-goût d’hamburger dans leur omelette, dans leur soupe au poulet et nouilles et dans leur tarte aux bleuets sert certainement de bon exemple.
Le sujet d’une éventuelle séparation pour Lina et Diane Roberge est un peu tabou dans la cantine. Avant de m’adresser directement aux deux sœurs, j’ai questionné les habitués. Marc Soucy – que tout le monde appelle « Ti-Mac » devant lui, et « L’Ptit crisse de chiâleux à marde » quand il est pas là – parle d’un road-trip que Lina voulait faire en ’82, jusqu’au Nouveau-Mexique, avec son ancien chum Gilbert. Diane avait refusé de les suivre parce qu’elle ne pouvait pas sentir Gilbert. Littéralement, elle ne pouvait pas le sentir. Il avait un débalancement hormonal qui le faisait dégager des odeurs insupportables. Comme s’il avait chié sur un tas de charogne et s’était roulé dedans par après. Finalement, Lina avait quitté Gilbert après l’avoir surpris au lit avec sa cousine hermaphrodite. Ti-Mac dit que le gars courait les anormalités.
« Y bandait pas si la fille avait pas un doigt en trop, une bosse dans l’dos, ou un bec de lièvre. Un ostie d’fucké en tout cas. »
Marielle Turcotte, une hygiéniste dentaire qui part de Granby à tous les midis pour manger à Sainte-Cécile avec son chum Gabriel, parle plus d’un dilemme que les filles avaient qui les empêchaient de se faire séparer; à savoir qui allait garder le petit doigt. Qui des deux allait devoir vivre avec 9 doigts, pendant que l’autre jouissait d’une paire de mains parfaitement normales. Diane essayait de convaincre Lina en lui disait qu’avec un doigt en moins, elle économiserait sur le Cutex. Le compromis devait être trop gros pour qu’une ou l’autre accepte.
Quand j’ai pu me rapprocher assez des jumelles pour leur demander en personne pourquoi elles étaient jamais allées se faire séparer, je pensais recevoir une illumination, de quoi fermer ma grande gueule de Montrealer, de quoi finir mon troisième café et partir de Sainte-Cécile-de-Milton l’air satisfait. À la place, j’ai eu droit à une réponse en chœur, qui, à bien y penser, a donné à peu près le même résultat :
« Tu malade? J’pourrais jamais fournir tuseule dans cantine! »
En remontant la 112 vers Montréal, j’me suis mis à penser que les jumelles Roberge de la Cantine 112, à Sainte-Cécile-de-Milton, sont comme tous les travers qu’on s’obstine à vouloir redresser. Ou plus comme la tour de Pise, la sauce à spaghetti de notre blonde, les odeurs de la capagne, nos équipes de hockey. Des handicaps qu’on pourrait sûrement changer – ou échanger –, mais qu’on peut pas s’empêcher d’aimer. Et là j’me sens vraiment cave d’avoir pris tout ce temps-là pour le réaliser.
Sur la 10, à la hauteur de Chambly, j’ai vu un collant sur le bumper d’une Chevette ‘84 qui disait « Ma Rolls-Royce est au garage…» Et pis le trafic en rentrant en ville m’a permis de regarder Montréal plus longtemps. Les lumières qui frappaient la fumée des usines sur le bord du fleuve faisaient un espèce de rideau rose et jaune qui me rappelait les rideaux Ikea qu’on a acheté à ma fille cette année.
On a déjà failli y aller pour l’opération quand on était plus jeunes, à cause d’une chicane qui a duré un été de temps. C’était la mode de la cuirette rouge et blanche, des toupets crêpés, des cils pis des ongles vraiment longs. Lina voulait ressembler à Samantha Fox, moi j’aimais mieux le look d’Olivia Newton-John. On s’est chicanées parce qu’elle voulait se laisser pousser les ongles, et moi non. On a beau partager juste le petit doigt, y’est quand même à moitié à moi. On s’est pas parlé pendant trois semaines. Pis à veille de l’opération, on s’est réconciliées en entendant le dernier album d’Olivia Newton-John. Le lendemain, on a cancellé l’opération pis j’suis allée me faire crêper le toupet.
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3 commentaires:
c'estvrai que c'est des beauxrideaux que t'as acheté àta fille. C'était-tu l'automnedernier ? mesemble queoui ?
J'écrisen siamois. Jeviens del'inventer. mercibeaucoup
C'est toujoursdrôle faire desblagues
Moi je crois que tu devrais poster le top 10 des commentaires étranges que tu as eu pour ce texte de la part des autres étudiants du cours...
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