8.5.06

MATHILDE

Give me back that wig I bought you, woman
Darling, let your doggone head go bald

- Lightnin’ Hopkins

Quand la première femme de Dunnigan est morte, je pense que tout Bedford, Dunham, Saint-Armand, Frelighsburg et Stanbridge Station a soupiré. Le lendemain des funérailles, on s’est tous sentis soulagés. Le soleil brillait plus clair, le vent était plus doux. Il y avait une tristesse générale, c’est sûr. Mais les gens étaient surtout soulagés.

C’était de la voir marcher en ville avec ses enfants. Avec un énorme chapeau sur la tête pour cacher les bleus sur ses joues et la honte sur son visage. Elle s’appelait Mathilde Corriveau. Elle a placé longtemps les fruits et légumes au Métro-Plouffe, jusqu’à temps qu’elle se fasse renvoyer pour avoir volé des clémentines. Sont pas syndiqués chez Plouffe, elle a pas vraiment pu se défendre.

C’était un des derniers mariages arrangés de la région, sûrement de la province aussi. Une histoire tirée tout droit d’un livre de Faulkner. La finale du tournoi annuel de tir de balles de foin à la Bedford Fair mettait en vedette le champion en titre, et cousin de Dunnigan, Neil Turner. Son adversaire, Justin Corriveau, était le frère aîné de Mathilde. Toute l’après-midi avant la finale, Dunnigan, qui devait être dans la vingtaine à l’époque, avait harcelé Raymond Corriveau, le père de Mathilde, pour qu’ils gagent sur qui allait gagner.

«Envoie crisse de cheap-ass. J’ai 500 gros billets qui disent que ton mongole de fils la rend pas à trois mètres. Laisse-faire trois mètres, même pas à trois pieds!» Il se tenait à deux pouces de l’oreille de Corriveau et lui crachait son tabac dans les cheveux, «500 piasses qui disent que ton son-of-a-bitch la rend pas au bout de ses bottes. Crisse y’a rendrait pas si c’était une grosse plote qu’y faudrait viser.» Et il se tournait vers le fils de Corriveau, qui faisait un bon six pieds quatre et presque un autre cinq pieds en tour de taille, «Come on, Fartjuice! Prove me wrong!» On entendait la troupe de Dunnigan – les trois Boudrias, la petite Mina Paquette et Joseph Clark – pousser leurs gros rires gras pour l’encourager.

Corriveau gardait la tête droite, et répondait pas. À quatre pieds huit pouces, c’était l’homme le plus petit de la ville. Et aussi un des plus obèses. Il était le seul à conduire son tracteur debout, ou les fesses à peine accotées sur le siège, parce que quand il s’asseyait au fond, ses genoux pouvaient pas plier, et ses pieds touchaient pas les pédales. Il travaillait comme ouvrier agricole chez trois différents fermiers de la région, dont Gus Turner, l’oncle à Dunnigan. Pas un seul ouvrier trayait les vaches aussi vite que lui. Il était le seul à pouvoir passer d’une vache à l’autre sans les contourner. Il passait en-dessous. Avec le petit maigre qu’était Dunnigan collé contre lui au milieu du terrain principal de la foire, les deux ressemblaient au chiffre 10.

Et le 1 continuait de cracher ses insultes au 0.
- Hey Clark! J’savais pas qu’ils pouvaient empiler de la marde aussi haut que ça! Il pointait la tête de Justin Corriveau.
- Haw! Haw!
- Ils disent que ça rend gratteux, faire la pute à fermiers! 500 piasses que Neil pousse la balle de foin plus loin que ton tas de marde en pissant dessus! Come on, Fatty! 500 piasses Fartjuice, 500 piasses!
- Haw! Haw! Hahaw!

Le taux d’alcool dans l’haleine de Dunnigan cette journée-là était assez haut pour tuer une poule, si on l’avait fait souffler dessus. Il sentait la grange, le tabac, le gin à cochon et la transpiration. Dans l’horrible odeur, Raymond Corriveau a craqué quand Dunnigan s’est mis à parler de Mathilde.

- Pourquoi t’as pas inscrit ta fille à place de ton gros shitbag? J’te gage qu’elle aimerait ça se faire pisser dessus elle!
- Haw! Haw! Haw!
Corriveau s’est retourné vers lui :
- Ok, mon tabarnac, ça va t’en prendre combien pour te fermer ‘a yeule?
- Oh ho! Slap me sideways! Clark, Jesus-fuckin’-Christ! La citrouille a’parle!
- J’te gage 700 piasses que mon gars dépasse ton innocent par au moins 15 pieds.
Ils se sont serré la main là-dessus et Dunnigan est retourné avec sa bande de caves dans les estrades en se frottant les mains.

Ce soir-là, Justin Corriveau a perdu contre Neil Turner, par une dizaine de pieds. Et, évidemment, Raymond n’avait pas 700 billets nulle part. Il en avait à peine 300 de mis de côté pour passer l’hiver.

Quand Dunnigan est venu récolter son dû, deux jours plus tard, Mathilde lavait des nappes dans une chaudière, sur le balcon en avant de la maison. Il avait emmené son cousin Neil et Joseph Clark, deux grosses brutes aussi larges qu’un frigidaire. Mathilde les a arrêtés au balcon, elle a regardé Dunnigan et a baissé la tête.

Corriveau était dans la cuisine avec son fils. Ils ont entendu Mathilde passer sa tête dans le cadre de la porte d’entrée de la maison. «Papa, je reviens dans une coupe d’heures, la voisine a besoin d’aide avec ses flots.»

Les trois semaines qui ont suivi, Mathilde a passé ses soirées avec Dunnigan, dans la maison de la grand-mère Dunnigan, sourde et sénile depuis trois ans. C’était l’entente qu’ils avaient conclue sur le balcon. Elle couchait avec Kyle Dunnigan à tous les soirs, ou en tout cas quand ça lui tentait, à lui, pendant trois semaines. Et son père devait plus un sou à personne. Apparemment que Justin Corriveau l’aurait vue embarquer dans le char cette journée-là, par la fenêtre de la cuisine. Mais il aurait jamais rien dit à son père.

Au bout de vingt et un jours de baise quotidienne, Dunnigan a mis Mathilde enceinte. Des jumelles. Ils se sont mariés six mois avant l’accouchement. Mathilde avait peur d’être reniée par son père si elle avait un enfant sans se marier.

***

Vingt-deux ans plus tard, la journée où Kyle Dunnigan est débarqué avec sa douze dans le gymnase de l’école – la journée des élections –, c’est pas juste un homme frustré qui a tiré la gachette. C’est une famille au complet. C’est un alcoolisme de père en fils, depuis quatre générations. N’importe quel Dunnigan, on lui couperait les veines, il saignerait du Jack Daniel’s. Mais Kyle, c’était le pire. Surtout depuis que Mathilde était morte.

Quand Mathilde est partie, sa vie est devenue insupportable. En tout cas, dans l’espace de deux mois, il avait vidé à lui tout seul l’inventaire de fort du dépanneur à Jacques Mongeau. Il avait placardé toutes les fenêtres de sa maison, mis le feu à sa grange, et rasé son berger allemand.

Jusqu’à temps qu’il finisse en tôle pour avoir tué Julien Racine, et presque démembré Fred, le copain de Julien, la journée des élections; Dunnigan traînait une odeur de baril de bière. Aujourd’hui, je sais pas, les prisons ont des règles concernant l’hygiène personnelle – comme quoi elle est plus tellement personnelle quand tu manges, tu dors et tu chies devant les mêmes personnes à tous les jours. Il portait toujours la même camisole de coton blanche, rendue grise et beige par endroits, qui flottait sur lui comme un drapeau à un mat.

La journée des élections, c’est un homme mauvais depuis bien avant Mathilde Corriveau, qui a tiré la gachette. C’est un petit garçon qui mettait le feu aux chats des voisins et qui pissait dessus pour les éteindre. À cette journée d’élections, ses yeux étaient creux et tout petits. Il avait une coupure sur le front, ou une infection, et ses pantalons étaient couverts de sang. Je pense qu’il écornait les bœufs chez lui la veille. Et quand il est entré dans le gymnase avec son douze pointé vers Julien, c’est ce petit garçon qui a tiré sur la gachette. Et je suis certain que si mon parrain Gilles lui avait pas pété le crâne sur le cadre de porte, il serait venu pisser sur ses victimes.

Mathilde Dunnigan est morte d’une tumeur au cerveau. Les docteurs disent qu’elle serait morte dans son sommeil un samedi matin. Je connais rien en médecine, et je doute que le cerveau fonctionne aussi simplement, mais des fois je me demande quelles sortes d’atrocités elle a dû subir pour qu’il se fasse envahir comme ça. Et puis si on me demande mon avis, sa tumeur, Mathilde l’a fait naître le matin où Neil Turner, Joseph Clark et Kyle Dunnigan sont venus chercher leur dû.

1 commentaire:

olivier nj a dit...

c'est un tout autre chapitre que tu as écrit là, vraiment différent de la première version, peut-être que tu pourrais trouver le moyen de les coller les deux ensembles. en tout cas laches pas.