14.12.05

UN GROS MIROIR

Le matin où il a fait livrer son énorme miroir chez lui au centre du salon de son trois et demi sur le boulevard Saint-Joseph, Marc-Olivier Gendreau n’est pas rentré travailler. C’était un énorme miroir sur pattes. Une pièce d’antiquité dont on n’avait pas pu identifier l’année de fabrication. L’antiquaire sur Notre-Dame qui lui avait vendu parlait de quelque chose comme la fin du dix-neuvième siècle. Possiblement 1880. C’était clairement un Chadderton. On ne copie pas un Chadderton, disait l’antiquaire. Marc-Olivier l’avait payé 900$.

Une demi-heure avant la fermeture, un jeudi soir une semaine plus tôt, l’antiquaire de la rue Notre-Dame, un quinquagénaire blasé toujours en veste de laine, avait vu entrer Marc-Olivier. Il l’avait vu enlever sa tuque et ses mitaines, placer ses cheveux devant un plus petit miroir à l’entrée. Il l'avait trouvé remarquablement propre. Il ne l’avait pas salué. Un autre scèneux, pensait-il. Qu’il parte, qu’on ferme. Marc-Olivier avait fait un tour rapide et s’était arrêté devant la section de la boutique réservée aux miroirs. L’antiquaire avait une vaste collection de miroirs, des Ottomans, des Shlivelhns, des Bombardiers et des Chaddertons. Marc-Olivier s’était arrêté devant cet énorme Chadderton qu’il venait tout juste de recevoir, qu’il avait payé 125$ à une vieille femme de Sorel qui en avait assez de se regarder rider. Il n’avait même pas eu le temps de l’étiqueter, de l’entrer dans l’inventaire, et de le placer derrière une des petites pancartes décrivant l’objet vendu et donnant le prix. Il n’avait même pas décidé à quel prix il allait le vendre. Le miroir était immense. Il faisait deux mètres de large, trois de haut. En gros chêne récemment teint, un bois foncé, vieilli. Il avait dû le faire charger et décharger du camion par ses deux gros employés.

L’antiquaire ajustait tous les miroirs dans le magasin avec un léger angle vers le plafond, quand il était possible de les ajuster. Il s’était aperçu que les gens étaient souvent malaisés devant leur propre image multipliée par vingt reflétée directement devant eux par une vingtaine de miroirs. Il avait donc décidé d’orienter les miroirs sur pattes et ceux contre les tables ou sur le sol, légèrement vers le plafond. Ça l’avait obligé aussi à épousseter plus souvent le plafond de la boutique.

Marc-Olivier ajustait l’angle du miroir, pour qu’il soit droit devant lui, quand l’antiquaire s’était approché. Celui-là doit valoir quoi, disait Marc-Olivier en regardant son image dans le rectangle devant lui, au moins 1500. L’antiquaire voyait dans le miroir les yeux de Marc-Olivier aller de haut en bas droit devant. Se fixant eux-mêmes puis se lâchant, puis revenant. Son regard était comme détaché mais captivé en même temps. Comme un père regarde son fils aîné abattre son premier gibier, fier mais nonchalant. Parce qu’il s’agit d’une bête qu’on vient de tuer et rien de plus. Et parce que c’est le fils aîné, et il ne faut pas trop le gâter. Un regard cool, en contrôle, sans émotion. Il passait une main sur le cadre en chêne. Y’est gigantesque. L’antiquaire avait répondu que c’était un Chadderton, qu’ils étaient réputés pour leur grosseur. Qu’on ne copiait pas un Chadderton. Je vous donne 900 pour. L’antiquaire avait accepté. Il avait rempli la facture, et placé un papier disant que cet item était vendu, sur le miroir. 900$ sur 125 c’est un bon prix, pensait-il en fermant la porte de la boutique.

Dans son salon Marc-Olivier a entendu sonner les livreurs. Il était dix heures. Il était tout habillé, en complet. Il se crémait le visage quand la sonnette d’entrée a crié dans le long corridor de l’appartement. Les deux employés de l’antiquaire sont venus d’abord vérifier l’endroit où ils allaient le déposer, avant d’emmener le miroir sur deux planches à roulettes. Sur le trottoir du boulevard Saint-Joseph, les roulettes claquaient à chaque jonction des dalles de béton. À chaque claquement, Marc-Olivier serrait les dents. À part pour ses muscles de joues, qu’on pouvait peut-être voir se crisper, il était le seul à le savoir. Mais il serrait les dents, la bouche fermée. Il habitait au premier étage. Les livreurs ont pris le miroir d’abord maladroitement. En grimpant la première marche, pendant que Marc-Olivier tenait la porte d’entrée, le livreur en tête a tellement forcé qu’il a lâché un rot qui résonnait sur la paroi de verre. Ben oui, rote sur 900$, pensait Marc-Olivier. Mais personne ne savait ce qu’il pensait, parce qu’il souriait quand les deux livreurs ont dû déposer le miroir parce que le rot de l’un avait fait rire l’autre, qui avait répondu avec un autre rot, qui avait fait rire le premier. Le miroir a fini au centre du salon, devant la seule grande fenêtre de l’appartement, exactement où Marc-Olivier le voulait. La pièce était devenue sombre, l’énorme miroir bloquait le jour.

Durant tout le déplacement, le miroir était recouvert d’un plastique mat transparent. Marc-Olivier a commencé à enlever le plastique en partant du coin supérieur droit et en tirant vers le bas. À peu près aux trois quarts du miroir, le plastique ne bougeait plus. En tirant plus fort, Marc-Olivier l’a fait pivoter vers lui. Le miroir montrait d’abord le plafond, puis le salon avec, en gros plan, ce jeune homme qui lui enlevait une couche de peau. Le plastique ne bougeait toujours pas. Un peu plus fort. Le miroir commençait à branler sur le vieux plancher inégal du vieil appartement de la rue Saint-Joseph. Marc-Olivier voyait, dans son reflet, sur son visage tout étiré, fraîchement crémé, une goutte de sueur qui captait son attention. Il la sentait descendre sur son sourcil, il la voyait aussi strier son crémage égal et parfait. Le miroir penchait vers Marc-Olivier, les pattes branlaient. Quand il a vu la goutte quitter son sourcil et tomber sur le sol, il a tiré un grand coup. Le miroir a ensuite montré le plancher, avec un visage effrayé, figé, celui de Marc-Olivier, s’approchant à une vitesse incroyable.

Quand le plus gros des deux livreurs a sonné pour faire signer la facture de livraison, il a entendu d’abord un bruit de métal, celui des articulations qui permettent de faire pivoter le miroir, puis un gros choc qui a fait trembler le plancher avec un affreux bruit de verre cassé. En tournant le coin vers le salon, il a vu Marc-Olivier sous la fenêtre couché sur le dos, le vieux miroir, pattes en l’air, l’encadrait. Un morceau de miroir lui avait coupé la gorge. Parmi des centaines de morceaux de verre, le sang coulait partout. La seule grande fenêtre de l’appartement montrait à nouveau le jour et les arbres du terre-plein d’en face. La lumière faisait sur le plafond des centaines de petits reflets éparpillés.

En entrant dans le salon, la seule chose que le deuxième livreur avait réussi à dire, à bout de souffle à cause des escaliers, c’est que c’était une drôle de façon de commencer ses sept ans de malheur. Avant qu’il ne dégueule son déjeuner sur la télé et que l’autre fasse la même chose sur le tapis d’entrée.

2 commentaires:

William a dit...

En passant, j'ai un peu rushé avec les temps de verbes. Au début c'était au passé simple. Mais le passé simple m'énerve. Dès que t'as un nous, vous, ils, ça devient du chinois. Pas dans le sens que j'y comprend rien, dans le sens que le mot devient gros comme le gros bras dans la phrase. Mais en même temps, le passé composé et l'imparfait ici sonnent des fois bizarres. Pis l'histoire aurait pas de sens au présent, dans ma tête.

Qu'en pensez-vous?

olivier nj a dit...

Ben l'hisotire est bonne pleinne de détails, j'aime ça, pour les temps de verebs, je te relis demain pour prendre plus mon temps.